WINSTON
Par Kit Reed
Au centre de cette nouvelle, il y a un être humain – un enfant qui est cependant déshumanisé. On a souvent évoqué, dans des contextes divers, le droit d’être différent. Et si c’était un calvaire, que d’être différent ? Un quotient intellectuel élevé ne constitue pas nécessairement une protection contre les assauts de la médiocrité.
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endant tout le temps où il lui fallut attendre que le leur arrive, Edna Waziki fut hors de ses gonds. Après avoir passé leur commande, elle ne parla de rien d’autre pendant des mois et restait assise près de la fenêtre des heures durant. Le jour où, finalement, le camion entra dans l’allée, elle poussa un tel cri qu’elle ameuta toute la maisonnée. Le livreur s’avança vers la porte, tenant à bout de bras une petite caisse avec une poignée sur le dessus et des trous percés sur le côté. Edna se mit à glousser et les enfants à rire, à danser, à sauter tout autour, pendant qu’Artie, le mari d’Edna, payait le camionneur. Et pendant tout le temps où il s’activa avec le cadenas, ils n’arrêtèrent pas de s’agiter. « C’est marqué ici : il s’appelle Winston, dit Edna en tournant la carte pour que Margie et Petit Art puissent lire le nom.
— Allez ! maintenant, reculez-vous, qu’on ne l’effraie pas d’un seul coup… »
L’air renfrogné, Artie scrutait le fond de la caisse.
« Alors, où est-il, ce petit bâtard ?
— Artie, je t’en prie ! »
Edna se pencha.
« Viens, Winston, appela-t-elle doucement, viens !
— Papa, dit Margie, Papa, je le vois ! »
Petit Art enfonçait un bâton dans l’ouverture. « Papa, Papa, le voilà !
— Quelle sottise ! » prononça Artie, mais il se rapprocha de la boîte avec sa femme et ses enfants et ils regardèrent Winston émerger au grand jour en clignant des yeux.
« Oh ! Papa, s’exclama Margie, il est tout petit !
— Oh ! Artie, qu’il est mignon, qu’il est mignon ! »
Artie renifla.
« Pour sûr qu’il a l’air de pas grand-chose !
— Tu ne peux pas dire, quand ils sont petits comme ça, répondit Edna. Mais attends un peu qu’il grandisse…
— Oh ! regarde, s’exclama Margie, il a fait une mare !
— Bien sûr ! Il est énervé. » Edna saisit Winston dans ses bras et le pressa sur son cœur. « Pauvre petite chose, pauvre petit minet !
— Rabougri comme il l’est, fit Artie, il n’arrivera jamais à rien.
— Mais, mon chéri, tu n’as pas vu son pedigree ?
— Oh ! Maman, il a l’air d’un singe !
— Chut ! Tu vas lui faire de la peine.
— Tiens, Winston, regarde, tiens, Winston. » Petit Art essayait de lui faire prendre le bâton.
« Mais laisse-le tranquille ! » Edna serrait Winston sur son cœur d’un air protecteur. Winston pleurait.
« Il ne veut même pas prendre le bâton.
— Il le prendra, dit Art d’un air menaçant, il aura intérêt à le prendre. Dieu sait que je l’ai payé assez cher… »
Edna berçait Winston avec sollicitude. « Il est tout bouleversé. Il se sentira mieux quand je l’aurai changé.
— Tu m’as dit, proféra Artie d’un air accusateur, qu’il était sous garantie.
— Mais il est sous garantie », affirma Edna, en emportant Winston dans sa chambre à coucher. Dans l’embrasure, elle se retourna et dit d’un air défensif :
« Il faudra bien que tu attendes, il y a temps pour tout. »
Elle passa environ une heure avec lui et, quand elle ressortit, il était plus calme, beaucoup plus détendu, et il avait cessé de pleurer. Il s’assit même à table avec eux, porté à hauteur adulte par une pile d’annuaires téléphoniques. Il avait environ quatre ans, des cheveux blonds, des os menus, une petite barboteuse bleue boutonnée devant et derrière, et de grands yeux bruns pétillants d’intelligence.
Il les regarda tous à tour de rôle, mais refusa de toucher à son assiette.
« Tu vois ça, dit Artie exaspéré. Cinq mille dollars et il ne veut même pas toucher à son assiette !
— Il mangera, dit Edna, mais c’est parce qu’il ne nous connaît pas encore.
— Eh bien, il fera bien de nous connaître. Cinq mille dollars dans le caniveau !
— Ils ne sont pas dans le caniveau, rétorqua Edna, qui commençait à être trop inquiète pour avoir envie de discuter. Il nous rendra fiers de lui, attends un peu. »
À ce moment précis, apparut Freddy Kramer qui venait chercher Artie pour jouer aux boules.
« Alors ? C’est ça ? fit-il en jetant un rapide coup d’œil à Winston.
— On est la première famille du bloc d’immeubles à en avoir un, dit Artie avec une fierté naissante. Je pense que tu peux appeler ça un symbole de standing.
— Ça n’en a pas tellement l’air !
— Faudrait que tu voies son pedigree. » Regardant Freddy qui ne pourrait jamais s’en offrir un, Artie se permettait d’être expansif. « Une femme écrivain et un professeur de collège. Quotient intellectuel cent soixante garanti. »
Edna caressait les fins cheveux blonds de Winston.
« Il ira au collège, Winston. » Elle était contente de voir Artie sourire.
« Le gosse va faire son doctorat de philo. »
Edna prit la main d’Artie sous la table et lui dit à voix basse :
« Oh ! Artie, tu es content. Je savais bien que tu le serais ! »
Freddy Kramer était en train de contempler Winston avec un regard très proche de la plus évidente jalousie.
« Qu’est-ce qui vous a donné cette idée ?
— C’est Edna qui a vu l’annonce. » Artie était tout excité.
Edna lui caressait le genou. « Et tout ce que ma chérie désire…
— Tu ne le regretteras pas, Artie. Winston va sortir major en physique. Il pourrait bien inventer la prochaine bombe atomique. »
Les lèvres de Freddy remuaient, comme s’il faisait des comptes en silence.
« Combien est-ce qu’ils demandent comme premier versement ?
— Ça dépend du produit, fit Edna.
— Eh bien, celui-ci, dit Artie en tapant sur l’épaule de Winston, celui-ci sera le soutien de nos vieux jours. Docteur en philosophie et universitaire garanti. Si l’on en croit l’annonce, il pourrait bien mettre notre nom dans les journaux.
— Il y a quelque chose à propos d’un Guggenheim », dit Edna d’un air vague.
Winston se mit à pleurer.
« Pourquoi tu pleures, Winston ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est Petit Art qui lui a donné un coup de pied sous la table, dit Margie.
— Eh bien, les enfants, vous allez le laisser tranquille jusqu’à ce que vous appreniez à jouer avec lui gentiment.
— Tu ne peux plus en avoir des comme ça, dit Artie à Freddy Kramer. Les parents en ont eu dix comme ça, et avec le prix qu’ils en ont retiré, ils sont partis s’installer en Europe. »
Freddy se frottait le nez.
« Peut-être que si Flo et moi vendions la voiture… »
Artie présenta un morceau de pain à Winston. Winston le regarda avec répugnance mais il le prit.
« Tu vois, chérie, il m’aime bien. Dis, chérie, il m’aime bien, hein ?
— Mais bien sûr ! dit Edna avec fierté. C’est notre fils. »
Winston lui jeta soudain un regard aigu qui l’embarrassa sans raison. Puis il finit son pain et se racla la gorge. Artie était en train de dire à Freddy :
« Et si on ne peut pas les faire entrer à Exeter2, ils sont garantis au moins pour Culver[2].
— Chut, chéri, il va dire quelque chose…
— C’est pas n’importe quel installateur d’appareils à vapeur qui peut avoir un gosse à Culver, tu sais !
— Chut… » Winston se mit à parler.
« Wi -yam Buckwey est un ..éactionnaire.
— Hey, Freddy, t’as entendu ça ?
— Vraiment, dit Freddy, je te tire mon chapeau ! »
Finalement, ils n’allèrent pas jouer aux boules ce soir-là. Ils restèrent tous assis en rond dans la salle de séjour et, d’abord, Winston leur lut les journaux du jour, même les éditoriaux, et quand il eut terminé, ils l’écoutèrent analyser la situation politique et, ensuite, Edna leur apporta à tous du gâteau et ils firent prédire à Winston les moyennes des parties de cricket pour la saison prochaine, pendant qu’Artie les notait par écrit, et ensuite, Winston écrivit un poème sur l’automne, et ensuite, il se mit à sucer son pouce. Edna envoya les autres enfants se coucher et ils partirent en grognant, parce que Winston avait le droit de rester et qu’ils savaient qu’il allait sûrement finir le reste du gâteau. Les grandes personnes écoutèrent encore un peu Winston et puis, Winston et Artie s’embarquèrent dans une sorte de débat politique et Artie dut froisser tant soit peu les sentiments de Winston en l’appelant « petit merdeux, trop jeune pour savoir quoi que ce soit sur quoi que ce soit ». Toujours est-il que Winston se mit à renifler et Edna déclara qu’ils devaient la laisser le mettre au lit, parce qu’il avait l’air mort de fatigue. Elle l’emporta dans la chambre du devant, où ils avaient mis à son intention les œuvres complètes de Bulwer Lytton et la onzième édition de l’Encyclopédie Britannica. Elle lui montra le globe et l’autoclave et la règle à calcul et la planche à dessin, en pensant qu’il allait pousser de petits cris de joie et peut-être se mettre à son bureau tout de suite et composer quelque chose sur le clavier silencieux qu’ils avaient acheté pour lui. Mais, au lieu de cela, il s’accrocha à son épaule et ne voulut même pas regarder. Finalement, elle lui dit :
« Pourquoi, mon chéri, qu’est-ce qu’il y a ?
— Veux mon nounours », dit Winston.
Elle finit par le trouver, un vieux bout de couverture en loques, fourré dans un coin de la valise, et une fois qu’elle le lui eut rendu, Winston la laissa lui donner un bain et lui mettre son pyjama avec les pattes de lapin. Même en pyjama, il avait encore son air racé : ses chevilles et ses poignets étaient minces et ses doigts longs. Elle se surprit à souhaiter qu’il soit juste un tout petit peu plus câlin, juste un peu plus comme l’un de ses propres bébés. Mais elle chassa cette pensée rapidement.
Une fois couchée, elle dit à Artie :
« Tu t’imagines un peu ! L’avoir ici, chez nous, notre petit docteur en philo à nous. » Elle le serra dans ses bras. « Ce n’est pas merveilleux, ça ?
— Je ne sais pas trop. » Artie regardait le plafond. « Je me demande s’il n’est pas un peu impertinent… »
Les Waziki furent réveillés par un vacarme dans l’arrière-cour. Artie trouva Petit Art et quelques-uns de ses copains en pleine mêlée dans la boue du petit matin. Quand il les eut séparés, il trouva Winston, pâle et tremblant, se mordant la lèvre pour ne pas pleurer devant les autres gosses. Il l’extirpa de là et rassit sur la véranda. Puis il se tourna vers Petit Art et Margie. Ils ricanaient sans vouloir le regarder en face.
« Qu’est-ce qu’il se passe, Winston ? »
Mais Winston refusa de répondre. Il restait assis là avec ce que Artie devait appeler « son air Hamlet ». Petit Art donna un coup de coude à Artie avec un vilain petit rire sournois :
« T’as été floué !
— Je… quoi ?
— Le crétin, là, il sait même pas attraper la balle ! »
Winston s’était arrêté de trembler.
« Mon père non plus ne savait pas attraper la balle, dit-il d’un ton très froid, et il était favori pour le Prix Nobel. »
Quelque chose dans l’attitude de Winston déplut à Artie. Il n’en donna pas moins une paire de claques à Petit Art.
« Nous ne l’avons pas payé pour qu’il attrape la balle, idiot ! lui dit-il. Ôte tes mains de dessus la marchandise, compris ?
— S’il est tellement formidable, pourquoi il sait pas attraper la balle ?
— Tais-toi et rentre à la maison ! »
Au petit déjeuner, Margie apporta son devoir de géographie ; Winston et Artie eurent une petite prise de bec au sujet de la capitale du Cameroun. Naturellement, c’est Winston qui avait raison et Edna obligea Artie à s’excuser. Ensuite, il fallut qu’elle arrange les choses, car il était évident pour tout le monde que cette histoire avait mis Artie à cran.
« Un gosse de quatre ans. Un gosse de quatre ans…!
— Je suis …ésolé, dit Winston qui, en plus de son Q.I. de 160, n’était l’idiot de personne. Ils me faisaient étudier tout le temps.
— En tout cas, ils t’ont pas appris les manières.
— Allons, allons, dit Margie en essayant de lisser les sourcils froncés de son père. Attends un peu jusqu’à ce que tu voies le terrarium. »
Il repoussa ses doigts :
« Du diable si je sais ce que c’est qu’un terrarium ?
— Je ne sais pas, mais Winston et moi, on va en fabriquer un.
— Je ne veux pas que ce gosse joue avec des explosifs, si c’est ça que ça veut dire… »
Winston avait son « air Hamlet ». « Comme vous voudrez, monsieur Waziki. » Artie décida que ce gosse était fatigant. « Tu peux m’appeler Papa.
— O.K., monsieur Waziki. »
En arrivant à son travail, Artie s’aperçut que Freddy Kramer avait répandu la bonne nouvelle. À l’atelier, il était devenu une sorte de célébrité. À l’heure du déjeuner, il baignait dans ce halo.
« Cent soixante, dit-il, face à leurs doutes et à leur envie, et il m’appelle Papa ! »
Quoi qu’il en soit, il était plus satisfait qu’il n’aurait dû l’être. Quand il rentra de son travail, ce fut pour trouver Petit Art et Margie repartis en guerre contre Winston.
Petit Art avait la Britannica ouverte sur ses genoux et aboyait littéralement :
« Qui était à la Diète de Worms ? »
Winston fit quelques tentatives et sombra dans un mutisme embarrassé.
« Hey, Pop, t’as été roulé !
— Ça va, petit, protesta Artie faiblement, arrête !
— Cent soixante et il ne sait même pas qui était à la Diète de Worms ! »
Winston regardait ses mains avec un air de s’excuser.
« Je suis tout nouveau.
— Eh bien, mon bonhomme, il faut trouver. C’est ton affaire de le savoir. »
Edna prit Winston dans ses bras, remarquant avec un certain malaise qu’il était tout pointu des coudes et des genoux.
« Vous allez le laisser tranquille, oui…? »
Winston enfonça son menton dans son épaule.
« Veux mon Nounours », dit-il.
Même Edna fut obligée d’admettre que Winston était trop intelligent pour s’accrocher à un stupide morceau de couverture. Ce n’était pas sain. Elle obligea donc Winston à l’emballer avec elle. Ensuite, ils l’envoyèrent dans sa chambre pour apprendre tout ce qu’il pouvait sur les chiens de Weimar et, quand il ressortit, Artie piqua une rage, car il n’avait rien appris du tout, bien qu’il ait eu tout le volume des V de la Britannica. Parce qu’enfin, malgré tout ce que cet enfant savant tenta de leur expliquer, lui, Artie, savait bien que cela s’écrivait comme cela se prononce.
Et, en plus, comme s’il n’y avait pas eu le fait qu’il n’avait pas appris sa leçon, Winston eut le front de disputer Artie sur une question d’installations à la vapeur, La chose, vraiment, qu’Artie connaissait le mieux et, quand ils vérifièrent, il s’avéra que c’était Winston qui avait raison. Après cela, Petit Art voulut que Winston luttât avec lui, et malgré son prix élevé, Artie le laissa faire parce qu’après tout, lui, Artie, était le chef de la famille et si Winston devait vivre avec les Waziki, il faudrait bien qu’il se mette au diapason.
Le lendemain, Edna avait son « jour » de bridge. Elle mit à Winston sa petite barboteuse beige pâle, celle qui avait un petit lapin sur la poche, et elle le fit asseoir à la bonne hauteur avec son Spinoza de poche.
Ces dames firent des tas de chichis avec lui, lui tapotant le menton, lui faisant manger des bonbons, et réciter des choses, jusqu’à ce que, à la fin, il s’énervât ou Dieu sait quoi, et rendît en plein sur la housse de cretonne, celle qu’Edna préférait. Elle épongea le malheur, et ramena Winston dans sa barboteuse bleue mais, après cet incident, il eut moins de succès.
« Est-ce qu’il n’est pas très sensible, demanda Maud Wilson.
— Il a été élevé surtout en vue de son cerveau, dit Edna patiemment. Quand ils ont reçu ce genre d’éducation, il faut accepter pas mal de choses. »
Melinda Patterson eut un sourire tout sucre et tout miel.
« Je ne sais pas, vraiment, si en fin de compte cela vaut la peine d’accepter tous ces désagréments ?
— Winston aura son doctorat en philosophie. » Edna voyait qu’elle perdait du terrain et elle ajouta, très vite :
« Et la semaine prochaine, il va gagner le concours Bonanza. Attendez un peu et vous allez voir. »
Tout de suite, elle regretta ses paroles. Le concours Bonanza était une sorte de problème de mots croisés et elle ignorait si Winston avait été entraîné à ce genre de choses. Mais elle l’avait mis sur les rails et il faudrait bien qu’il suive.
Peut-être gagnerait-il, et l’argent du prix compenserait tout le mal qu’il leur avait donné. Si Winston était le gagnant, ils seraient tous photographiés dans les journaux et, après, ce serait beaucoup plus facile d’être amis avec Winston. Peut-être même qu’ils lui rendraient son nounours.
Dès que ses amies furent parties, elle parla du concours à Winston et, quand il se mit à pleurer, elle essaya de le câliner. Mais il refusa de l’embrasser et elle fut obligée de lui donner la fessée. Après, elle prit huit dictionnaires, une encyclopédie, et le problème Bonanza de la semaine et elle l’envoya dans sa chambre.
Il essaya. Il essaya pendant des jours et quand, à la fin de la semaine, ils vinrent pour vérifier, il leur déclara :
« C’est sans espoir. Désespérant ! »
Artie le regarda d’un air menaçant :
« Tu ne vas pas me dire que c’est sans espoir ?
— Regardez. » Il leur fit lire une des réponses de la semaine précédente. « Il n’y a pas de lieu semblable à… et un mot de quatre lettres. La réponse est ROME parce que, s’il y a plusieurs “HOMES”, il n’y a qu’une seule ROME[3].
— Vous voyez, dit-il. C’est une tricherie entièrement fabriquée, et arbitraire.
— Winston, tu vas faire ce problème !
— Mais c’est uniquement une question de chance ! »
Artie le secoua : « C’est pas toi qui vas me dire ce que c’est que la chance, non ? »
Evelyn Cartwright fut la première à téléphoner, quand Winston ne figura pas parmi les gagnants.
« Je pensais simplement qu’il n’avait pas concouru », dit-elle d’un ton mielleux. Edna était furieuse.
« Il a essayé cinq cent soixante-dix-huit fois !
— Q.I. cent soixante, fit Evelyn Cartwright avec un petit rire mélodieux. Tout cet argent fichu ! »
Les gars de l’atelier se moquèrent tellement de lui qu’Artie rentra de bonne heure.
« Ce gosse, il ne connaît pas sa place. Je vais lui apprendre, moi, où elle est, sa place ! »
Edna pensa que, peut-être, si elle diminuait les rations de Winston, cela aiguiserait ses facultés intellectuelles. Elle le mit donc au pain et à l’eau, avec un peu de poisson ; nourriture cérébrale, s’il faut en croire les livres. Était-ce sa faute si une part d’elle-même insistait pour servir en même temps de succulents ragoûts à Artie et aux gosses ? Était-ce sa faute si sa détermination durcit son cœur au point de ne pas remarquer le petit visage torturé de Winston pendant que les autres dévoraient devant lui des glaces et des biscuits, se jetaient sur d’énormes miches de pain, et se bâfraient de tartes à la crème de noix de coco ?
Artie décida qu’un peu de travail en plein air mettrait Winston en forme et lui forgerait le caractère ; de sorte que, chaque après-midi, il le livra pendant quelques heures à Petit Art et à Margie. Ils essayèrent de lui faire attraper la balle, de lui faire faire de la course à pied et de l’entraîner au saut en longueur. Artie faisait toujours durer le plaisir un peu plus longtemps puisque, aussi bien, le gosse devait devenir un universitaire, c’était garanti.
Ce qui vraiment leur coupait les jambes à tous, après tout ce qu’ils avaient payé pour lui, c’est qu’il pleurnichait tout le temps, même après qu’Edna lui eut permis d’accrocher la photo de son père le professeur et de sa mère l’écrivain, en train de se bronzer au soleil à Biarritz. Ils avaient envoyé une lettre, rappelant aux Waziki que les parents naturels avaient droit à la moitié des gains futurs de Winston. Artie en fut tellement contrarié qu’il déchira la lettre et en piétina les morceaux, sans même montrer à Winston le passage où ils lui envoyaient leurs tendresses. Tout cet argent alors que Winston parvenait à peine à fixer son esprit sur les questions les plus stupides.
Quand Edna eut son second « jour » de bridge, ce fut une véritable catastrophe. Winston n’arrêta pas de pleurer et toutes les bonnes femmes ne firent que parler de son air souffreteux.
« Peut-être, se dit Artie, peut-être un esprit sain dans un corps sain… » et à partir de ce moment-là, pour fortifier sa santé, Winston coucha sous le porche. Ils allèrent même jusqu’à lui donner une couverture, parce qu’il faisait plutôt froid.
L’anniversaire d’Artie approchait et il avait encaissé tellement de moqueries de la part de Freddy Kramer et des gars de l’atelier qu’il sentait qu’il fallait leur en mettre plein la vue. Il décida donc de leur offrir une grande fête de la bière. D’ici là, grâce à la nourriture cérébrale et à ses nuits sous le porche, Winston aurait repris ses esprits. Voilà : il aurait donc une grande fête de la bière pour son anniversaire, il les cajolerait tous et puis, il ferait entrer Winston et lui ferait faire son numéro.
En fait, ils burent probablement trop, peut-être qu’Artie oublia que Winston était dehors pour sa constitution, et peut-être qu’il neigeait, jusqu’au moment où quelqu’un y pensa et qu’ils le firent entrer. Et peut-être que, pour cette raison, tout ce qu’il put faire, ce fut de rester piqué là dans sa barboteuse, ses genoux s’entrechoquant et sa mâchoire serrée avec son air Hamlet.
Ou peut-être n’était-ce simplement que de l’obstination. Quoi qu’il en soit, Artie lui donna une taloche et lui dit :
« Okay, Winston, tu expliques aux gars ce que c’était que la Diète de Worms.
— Oui, monsieur Waziki. »
Artie lui donna un coup de ceinture : « Et appelle-moi Papa.
— Oui, monsieur Waziki. »
Artie lui donna un autre coup de ceinture et Winston démarra sur la Diète de Worms. Mais il ne put sortir que quelques lignes avant que son esprit ne se mît à travailler. Il fixa un point dans le coin de la pièce et quand Artie lui donna une bourrade, il se tourna vers lui, le visage en feu, avec un regard qui semblait s’excuser.
« Je suis …ésolé, dit-il. Ai oublié.
— Comment, oublié ? » Artie le poussa plus rudement, parce que tous les gars riaient. « Comment ? Oublié ? »
Winston tremblait très fort, ses genoux s’entrechoquaient. Les nerfs, probablement, décida Artie. Winston dit :
« Je… Je… J’ai juste…
— Bon, bon », dit Artie, parce que les gars le pressaient et que Winston avait intérêt à faire quelque chose. Il essaya de l’orienter vers un terrain plus familier.
« Parle-leur du chien de Weimar !
— Au diable ! dit Freddy Kramer, excitant les autres gars. Je te parie qu’il ne sait même pas compter.
— Oui, dit quelqu’un. T’as fait une bonne affaire, Artie ! Qu’est-ce que t’as apporté d’autre ? »
Artie saisit Winston par les épaules. Les autres gars commençaient à être mauvais et il fallait qu’il fasse quelque chose rapidement. Il secoua Winston durement.
« Allez ! lui dit-il d’une voix sifflante, les tables de multiplication. Récite les tables de multiplication. »
Winston prit un air agonisant et roula des yeux implorants. Ses dents claquaient tellement qu’il ne pouvait même plus parler. Il commença tout de même courageusement : « U… u… une…
— Vous voyez, dit Artie, il va vous les réciter, les tables de multiplication.
— Tu parles qu’il va le faire ! Regarde-le ! »
Le visage de Winston était devenu écarlate, ses yeux fiévreux, et quand Artie le pressa davantage, il ne put même plus articuler une parole. Les gars commençaient à devenir désagréables. Si d’ici une minute, Winston n’avait pas « produit » quelque chose, ils allaient tous le planter là avec sa fête d’anniversaire et lui, Artie, serait la risée de l’atelier.
« Il va vous réciter les tables de multiplication, dit Artie d’un air menaçant en continuant à secouer Winston.
— Allez, Artie, laisse tomber !
— Que le diable m’emporte si je laisse tomber ! »
Ils étaient tous là à tourner et râler et il fallait qu’il agisse vite. Il attrapa Winston par son col marin.
« Attendez-moi ! Je reviens dans une minute. Je vais lui apprendre. Je vais lui apprendre une bonne fois pour toutes. »
Il emporta Winston au premier, saisit la brosse à cheveux en argent d’Edna, et le coucha sur ses genoux. « Je vais lui donner une leçon », marmonnait-il. Quand il eut fini de le fesser, il le remit debout. Mais ses jambes plièrent et ses yeux se révulsèrent au point qu’Artie n’en vit plus que les blancs. Pendant quelques minutes, il essaya de le faire tenir sur ses pieds ou de lui faire répondre quelque chose, mais au bout d’un moment, il prit peur. Il descendit et appela Edna, remarquant simplement en passant que les gars avaient dû être impressionnés par les cris de Winston, car tout le monde était parti.
« Je crois que je lui ai fait mal », dit-il.
Edna passa devant lui en courant.
« Tu l’as esquinté, oui ! Tu l’as démoli ! »
Edna pleurait sur le corps recroquevillé de Winston.
« Cinq mille dollars de foutus », dit Artie.
Winston se mit à gémir, de sorte qu’ils appelèrent le médecin de la compagnie ; après tout, c’était dans le contrat.
Il en résulta que Winston était dans le coma, ou quelque chose d’analogue. Il brûlait de fièvre et pendant plusieurs jours, ils durent le veiller avec des compresses humides et un tas de trucs. Quand Winston commença à émerger, ils remarquèrent quelque chose d’anormal et appelèrent le docteur de nouveau. Après être resté pendant plusieurs minutes auprès de Winston, il ressortit et Edna l’agrippa par le coude :
« Il va bien ? Il va aller bien ? »
Le médecin avait l’air indescriptiblement las.
« Oui, avec beaucoup de soins, il ira bien… »
Rusé, Artie enchaîna :
« Cent soixante et tout ?
— Il ira bien, mais plus jamais il ne pourra penser…
— Alors ? On va récupérer notre argent…
— Lisez votre contrat, dit le médecin, comme s’il avait déjà vécu tout cela auparavant. Vous verrez que vos bébés intellectuels ne sont garantis que contre des défaillances…
— Des défaillances ? Je vais vous en parler, moi, de défaillances ! »
Mais le médecin se dirigeait vers la porte :
« Pas contre des dommages personnels ou des actes de Dieu. »
Artie avait saisi le docteur par les épaules et ils se battaient dans l’encadrement de la porte. Mais Edna n’y prêta pas attention. Elle prit un bol de bouillon de poule et monta subrepticement dans la chambre de Winston.
Il était pâle et ratatiné sous ses couvertures, mais il n’avait pas l’air mal. Quand elle entra, il la reconnut et se mit à gémir. Elle lui caressa le front. « Ça va mieux, mon bébé, tu vas aller mieux.
— Malade, bredouilla Winston, malade…
— Maman va te guérir… » Comme il n’arrêtait pas de pleurer, elle pensa subitement : « Nounours ? Winston veut son Nounours ?
— Nounours ! »
Quand elle le lui donna enfin, il le serra sur son cœur avec un air de bonheur indicible.
« Voilà mon grand garçon ! »
Winston arrêta de se caresser la joue avec son nounours et ses yeux firent le tour de la pièce pour s’arrêter enfin sur le globe. Il essaya de s’asseoir.
« Balle ?
— Oui, Winston, balle.
— Ba-balle…
— Oui, mon bébé, baballe. Voilà, c’est mon bébé, mon petit bébé.
— Baballe – baballe !
— Oh ! c’était un mignon petit garçon, ça ! » Quand il souriait ainsi, il avait l’air exactement comme Margie ou Petit Art. Elle le prit dans ses bras et le serra contre son cœur : « Il peut être mon petit bébé à moi.
— Bé – bé ? »
Elle avait une tarte aux pommes dans le four. Elle la lui donnerait tout entière.
« Mon bébé, mon pauvre petit bébé. » Elle lui caressa le front et lui lissa les cheveux.
« C’était pas bon pour lui, de penser comme ça tout le temps… »
Traduit par Dorothée Tiocca.
Winston.
© Kit Reed, 1959.
© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.